Pendant le weekend

Aubin

CarteAubin

 

Je suis sur le bord de la route devant la maison du vieux, j’attends Aubin. Au bout de la rue, une petite voiture arrive et s’arrête devant moi.

 

– Ah Monsieur Villeneuve! Comme je suis heureux de vous revoir. J’ai pour habitude de tenir parole et de ne point faillir quand l’heure approche et voyez, me voici donc. Je suis et je serai précis sur ce point et toujours soucieux ne pas commettre d’impair, car il m’est coutumier de tirer leçons de précédentes querelles suscitées par les quelques lapins posés de-ci de-là et que, durant de longues années, l’on me reprocha avec une telle véhémence que je ne me vis point en mesure de vivre infiniment les formidables assauts prodigués par un entourage qui, ma foi, m’était cher et que je souffrais de voir ainsi contrarié. J’ai tant désappointé mes proches par d’incessants retards qu’il m’arrivait parfois même de perdre de vue bon nombre d’êtres aimés pour lesquels je me sentais dans l’incapacité d’articuler d’assez nobles mots pour me confondre en excuses. Mais cessons là. Et dîtes-moi quelle est votre humeur d’aujourd’hui. Ou plutôt non. Ne me dites rien et laissez-moi deviner. Ho! Votre regard corrosif est trompeur et l’on jurerait sans peine que votre colère est toujours soutenue. Mais je sais lire au-delà de votre apparence rageuse et je vous vois heureux et serein de vivre cette aventure commune. Me trompé-je?

– Vous avez fini vos conneries, non?

– Mais comment cher ami? Que ne sentez-vous en moi toute l’affection que je vous porte? Quels sont ces reproches que vous me destinez? Je puis vous assurer que vos sentiments m’importent tout autant que les miens. Et je ne serais en aise de vous savoir ainsi meurtri, à mes côtés, sans qu’une possibilité de vous rehausser ne me soit offerte. Allez, regardez donc autour de vous. Ne sentez-vous pas la puissante Francilienne vous envelopper et vous porter vers de valeureux horizons?

– M’envelopper, ça oui. Mais … c’est juste pour me faire chier ou vous parlez toujours comme ça? Parce que c’est un peu chiant quand même, non?

– Ah mon ami! Vous m’êtes vraiment sympathique. Que vous soyez heurté à l’écoute de ma langue ne me ravit pas outre mesure. Mais mon dieu ! Que j’aime à surprendre mon auditoire! Qu’il m’est doux de parler quand tout un chacun s’emploie à ne balbutier qu’une vague ribambelle de mots écorchés par une fâcheuse volonté d’épouser certains archétypes verbaux du territoire Francilien. Sur le bord de la route, un auto-stoppeur porte une pancarte indiquant « Passigny la fôret ». Regardez! Que c’est amusant. Il semblerait que nous ayons fait le bon choix en décidant de nous y rendre. Tout le monde s’accorde à y trouver quelque intérêt, n’êtes-vous pas d’accord?

– Je ne sais pas. Je m’en tape.

– Et si nous accueillions ce nouveau passager en notre véhicule? Il est vrai que l’habitacle n’est pas des plus vaste, mais il suffirait de placer différemment vos effets pour que notre compagnon puisse trouver là de quoi voyager confortablement jusque notre destination. Qu’en pensez-vous?

– Moi? Mais faites ce que vous voulez mon vieux, c’est votre bagnole. En revanche, vous ne voulez pas arrêter de parler comme un emplumé, franchement ça commence à m’exciter sérieusement.

– Ah n’y faites plus attention. Vous verrez qu’en peu de temps, cette musique vous sera plus douce. Mais reculons par ici pour que notre piéton n’ait trop à marcher.

Il fait marche arrière et ouvre la porte pour l’auto-stoppeur.

– Montez mon ami et filons!

– Merci. Trop cool. J’vais à Passigny.

– Comme indiqué sur votre écriteau. Mais oui, bien sur. Nous avions bien saisi le sens de votre démarche, ainsi que votre destination, bien entendu. N’est-ce pas Adrien? Mais réjouissez-vous! Nous-mêmes nous y rendons car je tiens à faire découvrir à mon ami tous les charmes dont cette commune regorge. Connaissez-vous l’endroit? N’êtes-vous pas de mon avis?

– Ouais, j’connais … enfin … vite fait, t’as vu. Mais franchement … c’est pas trop mon kiff.

– Voyez Adrien, comme il parle. C’est bien de ce langage dont je vous parlais tout à l’heure. Dites-moi jeune homme, fréquentez-vous encore les établissements scolaires ou participez-vous à cette monstrueuse entreprise d’anéantissement culturel?

– Vas-y qu’est-ce tu m’fais? Bien sûr j’vais à l’école.

– Eh bien j’aurais juré l’inverse. A vous entendre parler, l’on pourrait douter des méthodes appliquées. Mais vous n’êtes malheureusement pas le seul et je pense que toute une communauté de bons à rien dans votre genre armés d’un univers lexical qu’un dé à coudre pourrait contenir sans peine, envahit régulièrement divers espaces publiques pour y déverser une somme considérable de propos plus imbéciles les uns que les autres plutôt que d’user leur séant sur les chaises des institutions. Mais soyons sincère et sachez, malgré tout, que votre présence m’enchante autant que celle d’un être instruit. Vous êtes à vous seul une véritable aubaine et je trouve en vous de multiples possibilités de partager mon savoir. Il faut dire à quel point la transmission m’est chère en cette région dépourvue d’héritage culturel tangible et que moi, garant d’une forme …

– Vous ne voulez pas nous lâcher deux secondes? Vous ne voyez pas que vous nous pompez l’air avec votre discours? Ce type est monté dans votre bagnole pour se faire trimballer jusqu’à Passigny, peinard. Pas pour se faire ramoner les oreilles avec vos conneries.

– Ah mais cher ami, sachez que …

– Rien du tout. Je ne veux rien savoir du tout. Moi aussi je veux voyager peinard jusqu’à cette putain de ville. Moi non plus je n’ai pas envie qu’on me tartine les feuilles. Fermez-la deux secondes, bon dieu!

– Mais comment pouvez-vous, Monsieur? Onques personne ne me parle ainsi depuis mon plus jeune âge. Ne voyez-vous pas ici une quelconque façon de me…

– Stop! Allez stop! Finissez le chemin tous les deux. Ça ne fait rien. Vraiment, ce n’est plus possible. Arrêtez-vous, je veux descendre. Arrêtez-vous, maintenant.

– Mais je ne puis m’y résoudre. De plus, regardez, le temps de finir ma phrase, et voici les abords de cette heureuse cité que nous ….

– Tu ne finis pas ta phrase connard. Tu t’arrêtes, maintenant, ou je te colle la tête contre le pare-brise.

– Oh vraiment ce serait vraiment dommage de ne pas pouvoir …

J’empoigne le frein à main et le tire brusquement vers le haut. La voiture s’arrête aussitôt dans un violent crissement de pneus. Je plaque Aubin contre la portière conducteur. Le jeune homme à l’arrière se manifeste :

– Hey t’es malade toi! Franchement tu veux nous faire tous crever ou quoi?

– Toi tu sors de la caisse et tu te casses. Tu finis à pied. Et toi crétin …

Sur le bord de la route, je plaque Aubin au sol.

– … eh ben voilà, c’est toi qui va prendre finalement. T’as pas de bol, hein? Je lui donne une gifle. T’as pas voulu fermer ta gueule, maintenant tu vas peut-être enfin te calmer, hein? Je lui donne à nouveau une gifle. Il saigne du  nez.

– Mais Adrien, ne sommes-nous pas amis? Calmez-vous voyons. Regardez dans quel état je suis. Allez cessons là cette malheureuse anicroche et donnez-moi la main que je me relève.

– Mais tais-toi, bordel. Je le frappe à nouveau en hurlant. Je ne suis pas ton ami connard. Je n’ai pas d’ami et toi non plus. On est tous coincés sur cette putain de route et c’est de ta faute, connard. Aujourd’hui, c’est de ta faute.

– Mais enfin Adrien, vous divaguez. Reprenez-vous. Ce que vous m’infligez est excessif et ce dont vous m’accusez est injuste.

– Mais c’est pas vrai, il en veut encore le littéraire! T’as pas compris? C’est ça? Je te dis de la fermer et t’en rajoutes.

Je m’apprête à le frapper à nouveau, mais j’entends le déclencheur de mon appareil photo. Je me retourne et vois l’auto-stoppeur, mon appareil photo à la main. Qu’est-ce que tu me fais toi? Files-moi ça petit fumier. Il se met à courir, je le poursuis, je le rattrape bientôt, il jette mon appareil photo sur la route. L’appareil se morcelle. Je m’arrête.

Adrien Villeneuve

 

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