Pendant le weekend

Sur le bureau #11

« Sur le bureau » est une série que je compose avec l’aide d’un fichier réunissant un nombre toujours croissant de photos, lequel répertoire intitulé « photos améliorées » s’étoffe tous les jours des photos que je laisse traîner sur le bureau avant de les ranger dans ledit dossier. Une visite aléatoire du passé, avec un pas de vingt, ou de trente, ou cent suivant l’humeur (certaines ne sont pas de l’auteur-pas cette fois-ci).

Tu sais, voilà bien longtemps que je suis là, bien longtemps, il y avait tout à l’heure à la radio un type

qui disait « ce n’est pas à quatre vingt quatorze ans que je vais arrêter, j’ai fait ça toute ma vie » et oui, voilà, j’aimerais être assis sur une chaise, sous une véranda, au sud, il y aurait un orage qui s’annoncerait, tu sais ces orages qui éclaboussent de gouttes et de bruit et d’éclats de lumière tous et tout sur leur passage, l’eau qui va à la mer, voilà, je serais assis là, un coude sur la table, bien longtemps, et c’est à l’une de mes filles, à l’un de mes enfants ou des tiens, je ne sais pas, que je parlerai…

Dans quelques jours si Dieu veut (comme disait ma grand mère) je serai parti, tant mieux (« j’ai entendu dire que certaines personnes avaient des rêves, et moi, j’ai les miens » dit Neil Young, c’est dans « Motion pictures ») vers le pays qui m’a vu naître (comme si un pays voyait) mais un peu plus au sud, il fera chaud, on verra des bestioles et la mer bleue, toute la vie

comme avant de s’en aller juin soixante, je te dirais tu vois comme c’est beau, le blanc et le bleu des maisons, tu sais ça me rappelle la Crête ou plutôt d’autres îles, Rhodes Chypre ou la Sardaigne, Malte, les Canaries, les îles et la lagune, voilà juste en face, là-bas brille la paix, je voulais prendre une chanson de Léo Ferré « Richard » je crois qu’elle se nomme, et voilà

non, « Motion Pictures » parce qu’elle est douce, « je te donnerai un sourire, là, tu me regarderas » c’est un peu ça, assis à la table, il ne fera pas frais, après le plomb du soleil oui, à l’ombre, la peau qui aura rougi, on regardera au loin l’horizon et ce sera l’est, au loin, il y aura le bruit des oiseaux, celui des autos peut-être, ce sera l’été, tu sais, c’est ainsi que les choses se passent, ces choses comme le temps, elles passent à peine as-tu le temps de te retourner, un regard derrière ton épaule

voilà qu’une trentaine d’années se sont écoulées (comme si le temps était liquide, qu’est-ce donc que ces métaphores ?) et regarde devant toi, au loin déjà les trente suivantes qui s’illuminent, l’espoir de les voir ? Toujours, depuis toujours, je crois, mais c’est que ces souvenirs-là se dépassent et s’annulent, la mémoire remplace par d’autres des souvenirs qu’elle avait antérieurement construits, la mémoire nous fait souvenir mais ce sont des souvenirs qui ne sont vrais qu’aujourd’hui, demain, il en sera autrement, on pensera à autre chose, aussi bien irons-nous acheter des légumes au marché, faire une ratatouille, une chakchouka (l’orthographe des mots des autres, quelle galère) (l’orthographe quelle galère) (quelle galère), il y aura toujours du ciel bleu, va, regarde devant toi, c’est mieux, c’est à construire, je dirais en regardant mes mains où je guette, toujours, les taches qui s’y installent doucement, mes veines et mes rides, et le temps s’en ira

il fera doucement nuit, on entendra au loin des bruits qui ne nous diront rien, un train ou une usine, quelque chose du monde qui travaille alors que nous, seuls au monde, nous irons en vacances, nous, seuls au monde avec la mer à nos pieds et le jour qui s’en ira, nous penserons que nous sommes les plus heureux du monde, tu te souviens de celle-là : « le jour où la pluie viendra, nous serons, toi et moi, les plus riches du monde… » ?

Ces chansons, c’est que Chris Marker était sur la Jetée et que Bécaud chantait « A l’escalier C, blok 21, j’habite un très chouette appartement… le dimanche ma mère fait du rangement tandis que mon père à la télé, regarde les sports religieusement et moi, j’en profite pour m’en aller…à Orly… » (étude de genres, oui), et  les avions s’envolent, les empreintes écologiques tu sais, ces calculs, il nous faudrait trois terres pour parvenir à assouvir les désirs en énergie de tout ce monde-là, moi avec mes chaussettes à deux euros cinquante les trois paires, vivre avec un euro par jour, regarder le siècle qui s’avance, alors voilà depuis toujours je crois que je n’irai pas plus loin que soixante dix ans, je ne sais quelle est cette limite, elle est là et me vient souvent aussi, comme je sais que c’est d’un tremblement du coeur que je succomberai, c’est comme ça, je sais ces choses-là, je te les dirai parce que c’est la vérité, comme si elle existait, comme si elles existaient, je regarderai droit devant moi, comme à mon habitude (je ne vois que d’un oeil, c’est plus facile) et je verrai tout comme toi le jour qui s’éteindra, qui s’en ira, qui mourra, le jour qui cédera la place à celle qu’il évincera demain matin, et nous serons là, assis à cette même table, tu sais, cette même table, la nuit, nous aurons dans nos yeux encore la pâleur de l’aube, à nouveau le plomb à nos épaules pèsera de toute la journée, à quelques kilomètres de nous il y aura le désert, le continent entier, des anneaux de l’olympisme il en est le noir, peut-être qu’on entendra Franki chanter « That’s life, that’s what the people says… » nous regarderons l’horizon, je te dirais que tu es mon enfant, je te dirai, tu sais voilà bien longtemps, bien longtemps que je suis là et parfois, tu sais vraiment, mon enfant mon amour, parfois je voudrais tant m’en aller…

Share

Les commentaires sont vérouillés.