Pendant le weekend

Carnet de voyage(s) #30

A mes parents, J. et G.

 

 

C’est une route qui va de Menzel Temime à Menzel Bou Zelfa, puis Soliman (au périphérique presque fini, empoussièré, encaillouté, où on ne roule qu’à dix à l’heure), l’emprunter à droite en sortant de Menzel Temime quand on va vers Tunis, on passera par El Mida, on croisera des oliviers, des moutons, des ocres et des beiges, des collines et des montagnes.

Ce n’est pas seulement magnifique parce qu’il fait beau.

C’est aussi que les perspectives sont ouvertes, les points de fuite à l’horizon et les êtres vivants

Ce n’est pas un désert, le soleil cogne comme ailleurs, mais une dimension formidable s’extrait dirait-on de la route, nous sommes sur Terre dans une nature belle, à peine sauvage, peuplée et cultivée, animée et vivante. La route s’ouvre devant vous, vous allez, vite, vous doublez des arrêts de bus isolés où patientent une ou deux personnes, vous doublez des maisons improbablement peintes d’un vert amande doublé d’un jaune citron, des mauves s’allient aux blancs, des hommes seuls, chapeaux et canne, des arbres et des buissons, une plaine féconde, où luit l’astre de toute sa lumière, des ponts

des côtes, des virages, des découvertes qui, loin devant vous, vous indiqueront le chemin à suivre, parsemés d’oliviers et de figuiers de barbarie, une verdure presque chatoyante

puis c’en sera fini. Le haut de la côte, le salut amical d’un camionneur qui vous croise, on regarde de tous nos yeux, on sent ces odeurs que la chaleur ravive, on écoute les grillons, fumer une cigarette sur le bord de la route, à l’ombre des grands arbres même sans le savoir, on sait qu’on part, on boit de l’eau et on rejoint le monde et cette route que nous empruntions déjà lundi dernier reste derrière nous comme l’appel de ce pays, magnifique, abrupt peut-être, accueillant, les regards et les yeux tout à coup tournés, rien n’a changé, non, rien, le monde reste le même mais pourtant, tout est si différent, et la révolution qui est passée ici comme ailleurs dans le pays, les graffitis qu’on découvre un peu partout, parfois en anglais, cette assurance et cette joie aussi d’être de ce monde, cette jeunesse, cette gentillesse, alors évidemment les discussions des souks, les paroles malheureuses comme traiter le monde de « capitaliste ! » quand on refuse une paire de lunette de soleil authentique, cette façon de convoquer « la démocratie » pour vous faire entrer dans sa boutique puisque vous venez de celle du voisin, ces récupérations idiotes auxquelles pas même ceux qui les profèrent croiraient s’ils les entendaient d’autres qu’eux, bien sûr le pays est jeune, a flanqué dehors ce militaire autocrate qui s’est réfugié on ne sait où pour mourir sans ses billets de banque entassés dans les murs de son palais, oui, on se souvient de ces journées de cinquante huit, le palais du président n’existait pas au bord de la baie de Carthage

on laissera derrière soi, comme en soixante, l’aéroport

on l’appelait l’Aouina alors (et non aéroport international de Tunis Carthage), plus de cinquante ans plus tard, plus de sacs de sable ni d’automitrailleuses sur la route, les avions patientent

sous l’oeil attentif des contrôleurs

quarante à l’ombre, notre avion , enfumé de la climatisation, vingt degrés de différence, on a envie de pleurer de rire, mais on s’en va

surplombant les nuages

défiant la gravité, des victuailles mais plus de boukha Bokobsa à vendre tant pis, au loin les Alpes

survoler ces pays européens, revenir sur Terre, terminer les vacances, la mer, le ciel et les étoiles, on regardera les petits pavillons, puis à Orly on se posera, surveillés par des contrôleurs qui ne sont pas différents

et bien sûr que notre ciel est le même que le leur

et évidemment qu’on leur souhaite de tenir et de faire pièce aux obscurs et aux mesquins qui veulent faire taire la joie de vivre, les sourires et les cheveux au vent, qui voudraient tenir les femmes emprisonnées dans des vêtements amples, informes, indignes, de tenir face à la bêtise qui ne veut pas voir que le monde change, que le monde vit, a le coeur qui bat, libre et heureux, on aimerait qu’il en soit ainsi c’est à eux de construire cet avenir, et si on est venus c’est aussi pour les soutenir, il nous reste une image de la plage tôt, le matin (c’est le secret des pays chauds)

©Alice Lilou

ce petit abri où on a écrit « relax » au loin, la mer qui bat doucement de ses vagues sans écume le sable blanc, fin, le sourire de cette femme au Magasin Général (oui, nous l’avions croisée, mais où ?), celui du vendeur de zlabias quand je suis descendu de voiture pour lui acheter trois (trois, seulement ?) de ses dentelles de miel encore tièdes, délicieuses, le charme de la libraire de Hammam Guezez, ces mots si doux « aïchek », cette facilité de vivre, quelques tomates, un peu d’huile d’olive, les oliviers et les vignes de F., la maison blanche et bleue de l’avenue du Théâtre Romain, numéro trente quatre, qui portait le prénom de ma mère, la pile du pont, la quatre chevaux, la quatre cent trois bleu nuit qui nous attendait à Orly à huit heures du soir, l’escale à Nice Côte d’Azur où on a failli me perdre, cette vie, cette belle vie, toute la vie, toute la vie 

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2 Comments

    et la boukha Bokobsa, elle était bonne ?

  • perspectives de soleil, de bleu, d’espace : ça fait du bien.