Pendant le weekend

Vases Communicants #43

 

C’est avec grand plaisir que Pendant le week-end, reçoit Christine Jeanney pour ce Vase Communicant de décembre deux mille treize, tandis qu’elle accueille sur tentatives Piero Cohen-Hadria (ses /obliques ont inspiré mon texte chez elle) : qu’elle en soit remerciée.

 

c’est bien que tu sois venu

(je me suis dit, toi qui m’emmènes partout, près des fleuves, dans des rues dont je ne connaissais même pas les noms, dans l’avenue la Rambla ou au coin de l’avenue Gran Via, et dans toutes ces couleurs plus belles qu’en vrai, je me suis dit cette fois, pour changer, je t’emmène avec moi) (je n’ai pas froid aux yeux par contre, parce qu’avec moi, les promenades sont restreintes question géographie) (pas froid aux yeux, c’est l’expression, à ne pas prendre au pied de la lettre (mais laquelle) parce que froid oui, il faisait froid, si froid que l’eau gelait) (pour donner une idée) (c’est limite hugolien comme remarque, « si froid que l’eau gelait ») (« le coup passa si près que le chapeau tomba ») (donc froid, il faisait froid, à l’extérieur seulement, dedans non, ça allait, mais c’est dehors que je voulais t’emmener) (sans avoir froid donc, mais un peu froid quand même, enfin le sens propre et le figuré se contredisent parfois) (ce n’est pas pour faire un effet mes parenthèses, c’est pour montrer l’ambiance, l’intention) (ensuite, sous les photos, je les enlève) (ou je les laisse, ça dépend, c’est selon) (les parenthèses c’est comme la vie, les digressions, les discussions avec les amis qui ne font pas dissertation, pas thèse-antithèse-synthèse mais parenthèse oui) et donc on est partis

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tu as dû remarquer la fêlure, elle est grande, il y en a toujours des fêlures un peu partout, c’est ça aussi qui donne du sens, et j’en ai photographié plusieurs parce qu’elles disent toutes quelque chose de précis, du plan ou de l’exactitude, de la goutte d’eau qui déborde, du dessous qui voudrait remonter à la surface, de la trace neuve sur la carte de géographie des ciments, il y a celle sous le balcon, sous les pas, sous le vide, celle-là est spectaculaire

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parce qu’on pourrait tomber rien qu’en éternuant (quelque fois c’est ce qui arrive), j’aime aussi celle sur le bitume, sur la terre qui s’allonge

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parce qu’elle est grumeleuse et vivante de petites graines coincées et de début de gestation de choses sans intérêt, ces petits trucs humbles que tout le monde écrase, qui sont utiles pourtant, mais auxquelles on ne prête pas attention, un peu comme les gens, les familles, leurs histoires, on regarde toujours Napoléon, Caligula, c’est toujours les héros ou les monstres qu’on regarde en premier, ceux qui sont les deux à la fois

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moi c’est plutôt les pissenlits qui m’intéressent, celui-là est couché, comme une acceptation, comme un hasard malheureux, un petit deuil, il y a beaucoup de petits deuils dans mon jardin

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alors des offrandes de deuil il y en a, mais pas vraiment, aussi des formes de résistance, comme les roses gelées qui se battent à leur façon de roses, les épines ne servaient à rien, alors elles se recroquevillent, figées, mais elles savent rester belles, même sans parfum, et puis on s’en fout du parfum, boum, Maryse rapplique, je ne sais pas si je t’ai dit mais Maryse est toujours dans mon jardin, je n’ai pas pris en photo le banc où elle était assise mais il y est, le truc c’est qu’elle ne reste pas assise dessus longtemps, elle se promène, elle n’a pas vocation à se contenter d’un endroit, elle doit marcher sur les feuilles en ce moment

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il ya des gouttes d’eau dessus, ça n’a l’air de rien mais elles brillent, on pourrait dire « de mille feux », c’est vrai que ça irise quand le soleil vient taper à l’intérieur, on pourrait dire des « perles » beaucoup de mots très élégants, des expressions choisies, mais elles sont humbles aussi les gouttes, elles ont vu du pays, se sont peut-être échappées d’une mer terrible qui borde l’Andalousie ou des territoires plus lointains, oui, je suis sûre qu’on vient de loin dans mon jardin

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cette photo là est plus parlante

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et on voit des morceaux de pays imaginaires, il y a la maison déserte, maison fantôme, maison de conte de l’autre côté du grillage, elle est vide et parfois des enfants viennent y jouer, poussent des cris, disent avoir vu un spectre, la maison du pendu, la maison des assassinés, la seule qui vive ici c’est une pie qui surveille son territoire contre deux tourterelles sanguinaires, et un ginkgo qui attend que l’été revienne

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en parlant de l’été et en parlant des deuils, on voit bien que l’été est mort dans mon jardin, il est mort juste ici à l’endroit du ballon, mais les deuils ne sont jamais vraiment des deuils et Maryse n’est pas vraiment partie, et l’été, à sa façon d’été, a copié sur les roses et reste, son ballon c’est le pied dans la porte, qu’il a mis pour qu’elle reste ouverte, comme il n’était pas sûr que ça suffise

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il a rajouté d’autres choses d’été, l’été est mort mais il résiste bien (même si le panier en raphia fait une drôle de tronche)

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il ya aussi des gens très loin, là on ne voit rien mais la nuit tout est allumé, les appartements dans les barres, ça fait comme des messages à déchiffrer toutes ces lumières, des gens que je croise à la pharmacie parfois, beaucoup ont mal quelque part, dans ces barres-là la vie n’est pas commode, c’est pas Acapulco non plus chez moi, il y a une dame qui fait le guet dans la rue à cause des cambrioleurs (le menton décidé) (une vieille dame) (un peu ronde) (avec un fichu sur la tête et une robe jusqu’aux pieds) (alors on s’est renseignés, et comme elle fait bien son travail de guet, ça fait des mois et peut-être des années, voire plus, que personne n’a été cambriolé)

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là j’ai voulu prendre la feuille d’automne qui bougeait, elle balançait vraiment beaucoup, évidemment sur une photo ça rend moins bien ( l’autre jour, une autre feuille au bout d’une autre branche faisait de l’ombre sur la haie verte, et en se balançant ça donnait l’impression de voir un cou de dinosaure et sa tête qui mâchouillait, il se passe de drôles de trucs, du paléolithique dans l’air, mais ça ne dure pas)

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les feuilles, y’en a vraiment partout devant chez moi, plus bas dans la rue, un monsieur, pas tout neuf, passe son temps le matin à rassembler et ramasser les feuilles en tas, plusieurs heures, ça semble très important pour lui, une mission, quelquefois il traverse la rue pour assembler et ramasser les feuilles sur le trottoir d’en face (si ça se trouve, juste au moment où je t’écris il est passé prendre celles-ci, les pauvrettes) (les enfants des voisins sont nombreux et quand ils passent ils les ré-éparpillent)

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encore un peu d’été coincé près des pavés, en forme d’ailes toutes dures

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(là c’est le trou magique qui n’existe pas, le chien ne l’a toujours pas vu, il pourrait partir dans la rue, s’en aller à Valparaiso ou bien plus loin, mais non, il n’a pas vu le trou, il est possible que ce trou ne soit visible que des humains, auquel cas, un jour, des sommités scientifiques viendront dans mon jardin étudier cette faille dans le continuum espace-temps) (je leur ferais du café)

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là c’est l’hortensia qui résiste (je sais qu’Elizabeth n’aime pas les hortensias, mais moi oui, un peu, à cause de leur obstination, froissés, pliés, brûlés et asséchés, n’empêche, ils sont là, et j’aime aussi l’été quand il fait sec, les voir recommencer à se pavaner à nouveau avec peu, le contenu d’un seul arrosoir, j’ai toujours l’impression de les sauver de la noyade en les noyant)
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la c’est la feuille qui dit que tout sert, que rien ne se perd et que même ce qui se délite est beau
(bon, c’est une petite promenade, je te l’accorde, on n’a pas vu grand-chose mais quand même. Des fêlures et des deuils, des roses, Maryse, des gens et des étés têtus et une feuille qui fait parchemin)
(celle-là je suis contente, si tu n’étais pas venu, je ne l’aurais pas remarquée, et là elle a sa place) (elle risque de partir très vite, oui c’est bien que tu sois venu)

 

Textes et photos : Christine Jeanney.

 

Les autres Vases sont ici recensés avec toujours autant de patience et de gentillesse par Brigitte Célérier. Merci à vous, Brigitte.

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5 Comments

    c’est superbe, Christine, et celui de Piero Cohen-Hadria aussi.
    J’en reste à vous pour ce soir. Merci

  • Ces deuils de feuilles, ces photos nervurées, ces failles et fêlures, un monde en soi ou végétal…

  • conquise par ce voyage dans ton chez toi, ton chien me plaît beaucoup aussi (je vais te décevoir mais en réalité il l’a vu le trou magique, mais il te laisse croire, pour que tu racontes après) et ces parenthèses si vivantes, de vrais sourires et en contre-point le texte de Pierre, bouleversant… Très bel échange que le vôtre

  • Merci à tous d’être venus alors 🙂
    (et si vous passiez un jour dans mon jardin, vous ne seriez pas dépaysés du coup)
    (j’ai oublié d’indiquer la mention « tiré de faits réels » :-))

  • Quel beau texte Christine… Pensées douces et colorées pour Maryse