Pendant le weekend

Atelier Hiver 20-21_7

 

 

 

C’est tous les jours entre trois et quatre que je me déclenche – je pourrais dire « ça » au lieu de « je » pour vous plaire, ou vous complaire plutôt mais non, pas aujourd’hui – aujourd’hui c’est mardi, c’est un mardi ça n’a aucune importance ça se passe tous les jours, entre trois et quatre, c’est quelque chose qui joue dans le reste de la journée ou peut peser plutôt sur le reste, les habitudes des gens sont importantes, on finit par attendre, ils finissent par m’attendre, elles aussi bien sûr (ces temps-ci, elles prennent plus de place comme on sait) ils (et elles) savent que vers ces heures, je viens – je ne m’appesantis pas sur le fait que, la plupart du temps, le vent vient aussi parfois avec moi – il y a traversant cette rue un fil sur lequel bat une lampe, un lampadaire, une espèce d’ampoule chaude protégée par un cercle de tôle qui éclairerait quelque chose si quelque chose bougeait, ou quelqu’un, ou une bête un fantôme ou une goule peu importe, une ombre si ça peut vous arranger ou vous calmer – je fais du bien, je fais le bien aux herbes et aux arbres, tous les jours sans exception (ou alors rarement) j’abreuve et apaise aussi certains petits animaux, éveillés et c’est à la nuit, je commence doucement, tranquillement, sans trop de bruit – il y a quelque part (il y avait, mais pour moi, le temps ne compte pas), de l’autre côté de la mer des golfes et des baies, il y a un poète qui chante comme je danse et cliquette sur les tôles des garages, lui disait sur le trottoir à minuit – la nuit rares sont les lumières, rares sont les ombres, je tombe je gis j’entoure je coule je descends je mouille je ruisselle j’emporte je nettoie et je nourris – tous les matins entre trois et quatre, une petite heure pour les somnambules, les voilà moins seuls, elles aussi probablement il se passe quelque chose, parfois violemment, plus souvent heureusement – tranquillement et doucement je m’apaise comme le vent s’est tu, le calme revient sur terre et bientôt le jour se lèvera

ce n’est qu’un petit tas de terre mêlé à de l’eau et quelques cailloux ça traîne là depuis la veille, déposé quelque part sur le trajet du ruisseau qui roule fort parfois le long des asphaltes, lorsque l’orage commence il se sent rétrécir, il se dissout sans le moindre cri, sans les moindres larmes, s’il s’agissait d’un petit monticule, voilà qu’il s’aplatirait, qu’il n’existerait presque plus entraîné par cette eau furieuse salvatrice tueuse – personne ne l’a remarqué que déjà il n’existe plus – plus loin d’autres se reformeront peut-être, quand l’averse se sera calmée, un peu avant la lumière, d’autres semblables à ce qu’il était se seront formés, agglutinés, tapis les uns sur les autres cailloux terres herbes peut-être sur le chemin asséché de la petite rue qui borde quelque part le jardin entre ces deux maisons, deux vérandas semblables, l’une est dans les bleus, personne ne passe – sur l’une d’entre elles dort un homme assis dans un fauteuil à bascule, il dort sans bruit bouche ouverte, légèrement calmement assis il se peut qu’il rêve – tout est calme assaini, sur le toit de tôle du garage tombent de fines gouttes de pluie, heureuses chantantes gaies joyeuses quelques unes éclaboussent le vent, tombé tandis que l’eau, elle, cesse et derrière la vitre de cette autre véranda, un être se tient debout, une femme seule dans l’ombre de ces heures seules, dans la rue le lampadaire bat sur son fil et peut-être qu’une ombre passe quelque part sans qu’on la voie

ce serait sans raison que je m’adresserai à vous, vous seriez assise là, non loin de la baie vitrée, vous auriez le regard perdu dans les ombres des herbes hautes du jardin, vous entendriez la pluie, il serait tard et comme toutes les nuits où le sommeil vous quitte, vous seriez assise là, devant votre fenêtre, à regarder un peu la lumière bruissante sur la rue les herbes et le petit chemin que vous emprunterez tout à l’heure, je serai dans vos mains, vous aurez posé sur moi deux petits triangles de pain de mie garnis de fruits et de cette pâte qui colle un peu, son odeur particulière mais pour le moment, je suis là, ronde blanche propre et retournée sèche sur l’évier, j’attends et pourquoi vous dirais-je ce serait sans raison, alors je me tais, je reste là il y a un peu d’eau qui coule le long des vitres de la fenêtre que vous regardez comme si elle avait quelque chose à vous dire, à vous, personnellement car il n’est guère possible que les choses ne sachent pas, ne voient et n’entendent pas l’immense raffut que vous créez, vous autres, avec vos voix vos armes vos machines vos hurlements… alors, que coule votre sang, que geignent vos os, que s’étendent et finissent et se ternissent vos souffles et qu’enfin on puisse se tenir ici en paix, en silence enfin sans ce bruit incessant que vous ne cessez de nous infliger comme si tout, ici, vous appartenait

 

 

pas mal de difficultés à essayer de mettre en cause, ou en jeu, ou prendre en compte (une de mes profs d’anthropologie, Michèle de la Pradelle, indiquait qu’il fallait envisager les choses (elle parlait de ces objets dont nous nous emparons pour constituer nos problématiques) avec sérieux l’existence d’une voix autre donc, tout en me méfiant et me défiant comme d’une teigne de la consigne, notamment ce terme que je ne peux m’empêcher d’agonir parce que tant contemporain, moderne, in, up to date, présent, décalé, obscène finalement – on dirait facilement disruptif, si on n’avait à l’égard de cet adjectif – ainsi que de celui qui s’écrit « déceptif » – la même haine qu’on ressent envers celui d’anthropocène (notre époque nous est tellement centrale, n’est-ce pas) (je n’y mets pas de guillemets) (la même méfiance hante par rapport à celui d’environnement, et ceux d’écologie et à base d’éco-quelque chose et d’autres termes tellement consensuels et conventionnels qu’ils réussissent à réunir dans leur sens tout ce que l’absence d’étique peut contenir) et pourtant Gilles Clément (et d’autres évidemment) indiquent un chemin fécond, sans doute – il s’agit de ne pas hurler avec les loups j’imagine (expression malheureuse puisque j’aime assez ces bestioles mais lorsque je pense à cet animal, c’est l’adjectif « gris » qui s’y colle, et j’ai quelques peines pour mes amis d’Arménie), ou encore de la chanson de Brassens « Le pluriel » dont je partagerait le moindre des mots (et pas mal d’autres de ses chansons d’ailleurs) – tout ça pour dire que j’ai eu des difficultés – voilà bien un codicille qui ne va pas dans le sens d’un groupe d’atelier réalisé en commun…

 

selfie au Wepler

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1 Comment

    oh le beau selfie… il manque la pipe qui tombe pour me rappeler mon père quand il « réfléchissait » (ceci dit le mot « selfie » me pose un problème technique).

    Quant au 7 bravo (avec une prédilection presque tendre pour le paragraphe central)