Pendant le weekend

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LE CAMION JAUNE

J’ai passé la journée dans un bistrot. J’y ai déjeuné et quand le serveur est venu déposer le café sur ma table, j’ai sorti mon ordinateur. Au comptoir, un type d’une cinquantaine d’années racontait ses histoires, sa vie, ses réflexions, à qui voulait bien l’écouter. Ce type était une petite armoire à glace. Pas trop grand. 1m75. Un buffet plutôt. Des épaules larges comme un terrain de rugby surmontaient une cage thoracique impressionnante. Des favoris touffus taillés à la serpe lui entamaient une bonne partie du visage et lui donnaient un air de biker mal dégrossi. Des cheveux gominés (ou gras) tirés en arrière s’étalaient sur le sommet de son crâne et camouflaient péniblement une belle tonsure. Ses trois vestes enfilées les unes sur les autres en guise de manteau (une de jean, une de cuir et une autre de jean) le boudinaient et contrariaient sa crédibilité de dur à cuire, mais il les portait avec une telle arrogance qu’on ne se voyait pas le lui faire remarquer.

Ses collègues de comptoir l’écoutaient et riaient grassement à chacune de ses anecdotes ou à chacune de ses vannes. A priori ils se connaissaient, mais c’était lui le maître de cérémonie. « Allez trou d’balle, tu payes ta tournée, fallait pas dire de connerie ». Le type qui se faisait appeler « trou d’balle » était un homme chétif, nerveux, riant immédiatement à chaque phrase de son « ami », mais baissant les yeux, honteux, à chaque salve le concernant. « Allez quoi, ça tente personne un p’tit verre de  rouquin aux frais du trou d’balle ? C’est pas pour moi les gars vous le savez ». Comme il venait de le dire à deux ou trois reprises, notre homme ne buvait jamais d’alcool. « Jamais pendant la retraite » disait-il haut et fort. Les autres n’ont pas osé profiter de la situation et ont prétendu devoir rentrer ou reprendre le boulot pour éviter à l’homme chétif de débourser quelques euros de trop pour quelques verres de trop. « OK ! hurla-t-il. Alors c’est la mienne. Et là, on m’écoute gentiment sinon, tonton va se vexer ». Mais embarrassés, le regard tombant, chacun commençait déjà à rassembler ses affaires en souriant nerveusement et, tous ensemble, finirent par quitter les lieux, laissant leur intarissable copain de bistrot, seul, dos au comptoir, face à une assemblée de spectateurs témoins de son échec. Je m’évertuais à ne pas le regarder, j’essayais de me concentrer sur mon écran d’ordinateur, je ne voulais pas croiser son regard, car comme tout le monde, je ne voulais pas attirer son attention. Je sentais malgré tout son regard peser sur mes épaules et au bout de quelques secondes il s’est adressé à moi. « Hey dis donc, Victor Hugo, ça t’intéresse mes histoires?

– Pardon? Lui dis-je.

– Non parce que si tu veux, tu peux tout écrire, hein, y a pas de problème.

– Non non, ne vous inquiétez pas. Je n’écoutais pas et je ne raconte pas votre vie.

– Ah ben tant pis pour toi mon vieux, hein. Parce que quand j’te dis qu’tu peux, j’veux dire aussi : tu ferais peut-être mieux », me dit-il en riant.

Je lui ai souri niaisement et me suis recentré sur mon écran, inquiet. « Ah ouais. Carrément. Tu me tournes le dos. Ça ne t’intéresse carrément pas ce que je dis?

– C’est pas ça. Mais j’essaye de me concentrer sur ce que j’écris ». Il était bien entendu hors de question de lui dire que j’essayais précisément de décrire au mieux sa tronche de Hells Angels de pacotille, bouffie de suffisance et son attitude tyrannique. Je n’allais tout de même pas lui dire que si, justement, j’étais en train de prendre quelques notes sur lui. Mais comme s’il avait saisi la tromperie, il est venu calmement s’installer à ma table, sûr de lui, « pour me filer un coup de main » disait-il. Il s’est installé, a commandé un Perrier rondelle et ne m’a pas lâché une bonne demi-heure durant, jusqu’à ce que son téléphone sonne et qu’il s’éclipse sans donner d’explication, en laissant quelques pièces sur ma table. Voici ce qu’il m’a raconté :

«  Demain, je ne bosse pas. Après-demain non plus. Et puis les jours suivants non plus. C’est comme ça quand on est à la retraite. De toute façon, je crois que j’arriverais plus à bosser. C’est fini. Je ne veux pas jouer les vieux cons, je n’ai que 53 ans finalement, mais j’aime pas faire les choses trop vite. Ça part tout de suite en couille si tu fais les choses trop vite. Et moi, les choses de traviole, j’aime pas ça. Faut que je redresse tout de suite, sinon je ne dors plus. C’est carré, ou rien … sinon ça tourne pas rond ». Disait-il sans rire. Il attendait que je réagisse. J’ai esquissé un demi-sourire, il en a profité pour embrayer aussitôt. « Demain, je vais rouler. Peinard. Quand je suis derrière le volant, je suis vraiment détendu. Je prend l’A104 direction Charles de Gaulle et hop, je me laisse glisser. Je me cale sur mon siège et c’est parti. Un voyage. Sans rire, c’est la vraie vie. C’est pas de la télé ça. Tu regardes la télé, toi? C’est con, non? Là je suis dans mon camion, au chaud, et je me passe un film : la route, le paysage, les bagnoles. C’est aussi confortable qu’un canapé, non? Les bagnoles surtout. Ça défile de tous les côtés. Une vraie maladie la bagnole aujourd’hui. Ça fonce. Mais je veille. Je suis là. J’augmente un peu le volume, je reste confortablement installé dans mon siège et je sors ma Maglite. Tu vois ce que c’est? T’as déjà vu un film policier américain? Les flics se baladent tous avec ça ». Il fouille dans son sac et en extrait une lampe-torche noire immense qu’il pose sur la table. Il l’allume d’un coup vif et m’éblouit. «T’as vu? T’as compris?

– Non, lui dis-je, compris quoi?

– Je m’installe tranquillement sur mon siège, je bloque ma Maglite sur le tableau de bord  et quand une voiture me double, discrètement, paf, un petit coup de flash. T’as vu la puissance du machin. Les mecs sont persuadés d’avoir été pris au flash pour excès de vitesse. Moi je roule à la bonne vitesse. Toujours. Je ne comprends pas pourquoi les types roulent comme des malades. Hop, un petit coup de flash. C’est radical. La voiture qui essaye de me doubler ralentit immédiatement. Il se passe toujours un petit bout de temps avant que le conducteur ne réalise que ce n’est pas une voiture de police qui vient de le flasher. Et pourtant mon camion, il est jaune. Mais bon ça ne change rien. Tu verrais les gars ralentir précipitamment. Ils regardent dans leurs rétro, paniqués, et quand ils comprennent le gag, ils accélèrent à nouveau et repartent la queue entre les jambes. Ah ah. Il y en a même certains qui ralentissent franchement au point de revenir à mon niveau et voir qui est l’énergumène qui vient de les flasher. Tiens regarde cette photo : C’est un copain qui l’a prise au moment où il me doublait ».

Adrien Villeneuve

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