Pendant le weekend

Travailler

Il y a peut-être quelque chose comme de l’impropreté à nommer cela « le terrain », mais il en est ainsi : les enquêteurs s’y rendent, y sont, et on les y trouve, ils y font ce qu’ils ont à y faire, et de compte à ne rendre qu’à leur hiérarchie (c’est ce pour quoi ils sont payés). Ce « terrain » a commencé il y a à peu près quarante ans, et en faire la liste, de ces terrains, semble, aujourd’hui, avoir quelque chose d’irréel, toutes les gares  de l’hexagone (ou du moins de très nombreuses), toutes les parisiennes en tout cas

on en part vendredi, on y aboutit, lundi matin, on continue la semaine suivante

sauf si on s’en va à un autre moment, il y eut les habitations à loyer modéré de la ceinture rouge (comme cela semble dater), il y eut à « La Vache Noire » ce carrefour dans le sud de Paris, les comptages d’automobiles ainsi que devant le siège social (ou pas) de ce maçon (qui a acheté une chaîne de télévision, dont on se souvient le « télé de m… » de l’émission de Michel Polac), quels sont ces souvenirs, Lausanne et Vallorbe, Genève, Vintimille, Ciboure et Port Bou, ces gens, Quiberon, Dieppe, les enquêtes dans les rues de Lille, vers Hazebrouck, Dunkerque, les études ensuite, ici, là, Strasbourg, Bruxelles, bibliothèques et livres, environnement cinéma théâtre et tout le reste, les sciences et les jardins

les parcs et cinéma de plein air, d’autres choses encore, oubliées on s’en fiche un peu après tout, et le temps qui change aussi, les façons de faire, d’obtenir des contrats à présent, les services acheteurs et juridiques, les offres, les papiers, les documents déclarations actes formulaires, les « livrables », les régions et les directions de l’action culturelle (quelle direction, l’action culturelle, ces temps-ci ?),  les conseils généraux (c’est toujours valable, un conseil général – en général, mais parfois, c’est trop général) ou régionaux, les gens qu’on a croisés, avec qui on a sympathisé, qu’on a vu une fois, dix ou cent, puis qui s’en sont allés, droit devant eux leur destin, lisant Musil ou répétant leurs rôles, toujours à faire autre chose que ce pour quoi ils étaient là, des milliers de personnes certainement, et aussi les autres métiers, les services à table, les câbles à tirer, les extensions à balayer les comptages, les avis essayer cette marque cachée de cigarettes, cette autre de chaussette de lessive de shampoing, les fiches et les Kardex, ces jours-ci, passer ici

pour aller là, la place Clichy, le cinéma (au studio 28, une horreur, « paperboy ») revenir,

retourner à nouveau dans ce cinéma où on a vu « Sandra » (Luchino Visconti, 1965, Vaghe stelle d’ell Orsa), pour une merveille sur un écran de trois mètres carrés « César doit mourir » (Paolo et Vittorio Taviani, 2012, d’eux on se souvient de Padre Padrone 1977 et de Allonsanfan 1974, pour le moins) et toutes les places au cinéma, assistant longtemps, au montage, au scénario, faire l’acteur, réciter et dire, puis vivre et donner son texte, Anouilh et d’autres, oui on s’en fout, pendant la guerre aussi, oui, les paroles de Louis Jouvet, et les émissions de radio où on offrait des places à gagner, et le reste de l’histoire et le reste de la vie, aller voir mon frère

et ses Maîtres du Monde, le reste du monde, la Tunisie, le Portugal, San Francisco et Lima, Acapulco et Québec, le long des rives lentes des canaux, le ciel qui quand la nuit paraît rougit, on part au travail,

on le fait, on assure, le temps, l’heure, l’exactitude est la politesse des rois, regarder le monde, neutralité bienveillante, interroger les gens « avez-vous pris des risques dans votre vie ? Racontez voir…« , écouter les montagnes, les feux rouges, les prises de risque, inquiétante étrangeté écouter ce qu’on vous dit, « mes filles m’ont offert un saut en parachute…– et vous y avez été ? oui, oui… » relancer tout en essayant de comprendre, et puis continuer, retranscrire et interpréter, regarder le monde

comme il va, ce type assassiné pour quelques euros, cette femme qui passe son teint au blanc, ses chaussures, sa couverture

et repasser par cette gare, regarder à nouveau les chantiers, changer

Stalingrad, la bataille, la nuit

ici le chat

là ce type qui téléphone, ses sandales et ses chaussettes

ailleurs cette femme

qui élabore, contre l’implantation de l’aéroport de Nantes, une sorte de statue mouvante, sculpture aérienne

et qui représente la trahison (il n’y a pas d’autre mot) que nous subissons, depuis quelques mois, vis à vis de ce que nous avions eu la naïveté de croire possible, mais c’était simplement parce que le précédent était conçu de cet ignoble, simplement parce qu’il avait cette horrible fierté de lui-même, simplement parce que nous en avions assez, assez et nous voilà devant le fait accompli, et que faire ? La culture comme à l’accoutumée sinistrée, le un pour cent vous voulez rire ? Rien. On ne défend rien, on ne fait que continuer, untel qui avait abandonné la politique au soir d’une élection perdue voilà dix ans, réapparaît pour la continuer, si ce n’était tragique on en rirait, mais non, pas de quoi rire un rapport est un rapport et les affaires sont les affaires, alors le travail, travailler, comme on le voit à présent, comme quelque chose qui devient évanescent mais pour lequel on ne cessera de se battre, et se souvenir de la façon de négocier de Y. avec son « Non, ça n’a jamais été la bonne réponse », et puis on retournera, sur le terrain, continuer pour avancer et vivre, regarder le monde et l’analyser, faire quelques photos et illustrer, montrer et donner à voir, et continuer


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8 Comments

    simplement apprendre, même si cela paraît un peu triste, à ne jamais croire complètement, mais ne pouvoir faire autrement que continuer, ou se résoudre à mourir un peu (et y trouver autre chose)

  • avec toi

  • @brigetoun : « croire complètement » ça n’existe pas, mais faire confiance oui… et en l’occurrence on a le sentiment de s’être lamentablement fait avoir (sa majesté parlera à la presse, ce soir, vers dix sept heures : y entendrons-nous quelque chose ? Ou seulement rien ?). Merci du passage, Brigitte
    @ Anne Savelli : merci, courage à toi (et patience)

  • Comme tout cela est juste, parle de nous et de là où nous sommes, fatigués.

  • @ L’Employée aux écritures : merci, Employée (mais attention à la fatigue de l’automne… aussi, ne nous laissons pas abattre !!!) (hier soir, passant – en auto, je n’ai pas tenté le cliché-, rue Soufflot, j’y vis, quelle horreur, un magasin de fringues à la place de la pharmacie – mais les couards ont gardé la devanture…)

  • Oui, si tout était aussi simple que dans la tête de Mélenchon…

    Mais les paysages parisiens effacent le gros mot de « trahison ».

    La majesté n’est sûrement pas là où l’on croit (d’ailleurs elle a eu la tête coupée, je crois) !

  • @ Dominique Hasselmann : Mélenchon ou pas, des cadeaux fiscaux comme ceux que fait nono, au nom de la réalpolitik tu dis, aux entreprises du medef (on l’entend pas, tiens la parizot, même pas reconnaissante) je trouve ça répugnant et ça me dégoûte de cette gauche creuse et social et démocrate, voilà (ça me fait penser à la démocratie chrétienne façon Andréotti) (je sais, je mélange tout)

  • La lucidité n’empêche pas la poésie.