Pendant le weekend

Journal de l’Air Nu (# 6, 7 et 8) – pour mémoire

6. dimanche 22 mars 2020 (sortir de l’eau)

on s’aperçut tout à coup que les entrepôts étaient vides, on en parla dans les journaux – ce n’étaient plus des journaux, fort heureusement, on avait devancé l’appel, ils étaient devenus virtuels, et d’ailleurs tout allait bientôt le devenir aussi – c’était devenu un peu chiant (ardu ? difficile? malaisé ?) pour allumer le feu mais enfin – il y avait cette histoire d’Isaac Asimov ou de Philip K.Dick qui nous informait des suites à-venir : ces livres-là sont partis en fumée, on n’en entendra plus parler – la bibliothèque en hauteur du fond du couloir (il y avait là aussi un exemplaire du Quai des brumes édition 1948 cadeau d’anniversaire de Bernard Faroux, vingt deux ans ? peut-être) – pour la science-fiction, il s’agissait d’une espèce de collection, des livres peut-être bien d’occasion, mais de poche certainement, comme je l’avais appris de mon père (sa collection des Galaxies et des Fictions où est-elle à présent?) – les gens ne vivaient plus alors que sous des cloches particulières individuelles privées – la reproduction s’effectuait in vitro – il me semble qu’ils n’avaient plus besoin de bras ou de jambes – étaient-ce bien des gens ? Il y avait aussi celui de Ian Watson, mais le titre me reviendra – cette autre collection un peu étrange, couverture en argent, ou une autre en couleurs psychédéliques – ce n’étaient plus des poches, non, ils étaient plus rares – L’Enchâssement – c’est revenu, une merveille couverture verte et rouge – peut-être bien – le 21 mars –

 

7. lundi 23 mars 2020 (science fiction)

les chambres ne se sentaient plus – il fallait voter un état d’urgence serait-elle sanitaire – il y avait quelque chose de pourri dans cet état-là – sur les routes roulaient les camions, les chauffeurs étaient ce qu’ils étaient, des hommes comme les autres, atteints ou pas, crevés ou non – y aurait-il une obligation à se sentir atteint, ou malade ou hypocondriaque ? – les idées noires, les chasser, faire la part belle aux autres, essayer de se rétablir, penser aux autres peut-être – un mail d’une de mes sœurs – un appel téléphonique ce matin vers six heures trente afin de m’avertir que « ça va » ah tant mieux (l’appel ne m’était pas destiné mais peu importe – j’étais éveillé, je me disais (ou alors je dormais et je rêvais que je pensais) qu’il n’y avait rien au téléphone ni texto ni rien) – dieu merci comme disait ma grand-mère (maternelle, celle qui jetait le contenu du verre d’eau derrière nous, une pièce de cinq francs dedans) – afin qu’on revienne – durant le même rêve, le même éveil, je pensais à TNPPI – enfermée chambre 15 (sur la fin) ou 35 (lorsqu’elle me la prêta pour une nuit, en septembre soixante treize) (ou quatorze) : que font les locataires à l’année ? je revois la Seine qui passe à ses fenêtres – je revois ma grand-mère (maternelle) lors de l’embargo français sur les armes à destination d’Israël – je me souviens des glaces à la violette de l’avenue de France – ici quand j’écris, je tourne à la fenêtre le dos (elle donne sur la rue qui est une route : je ne suis pas en sécurité la nuit) – (je ne suis en sécurité nulle part) il y aura un semblant de fréquence, le démantèlement de l’outil de santé – lequel est un bien commun, mis en place grâce à la sécurité sociale (qu’ils cherchaient à démanteler) et à nos salaires et à nos assurances et ne vient pas de nulle part : il est certain qu’il leur faut avoir peur –

deux gendarmes au carrefour (où on a acheté du vin, du fromage, des fruits secs – pas de viande) l’une blonde cheveux mi-longs, au téléphone, la trentaine pantalon – l’autre grand, brun, cheveux courts, bras croisés pas trente ans – dans ces cas-là (comme tu sais) il ne faut pas poser un regard trop insistant sur la présence inopinée de ces corps, ces hexis, ces gardes en bleu rayé d’une ligne blanche dans ces lieux inhabituels pour eux – ils étaient là puis s’en sont allés au volant d’une estafette nouvelle manière – plus grande, comme on fait maintenant – on se souvient un peu de De Funès quelque chose – les années soixante – j’aime le « comme on fait maintenant » – c’était les grandes vacances tournage en Auvergne, je me souviens qu’un commerçant m’avait donné du « mademoiselle » je portais des cheveux longs sans doute et pourtant c’était soixante sept – Murol la location, le lac Chambon avec les sandales transparentes cette façon de se baigner dans une eau fraîche et noire, ce changement illusoire, un peu comme le premier été de ce côté-ci, au Crotoy et le corps de mon père blanc comme un linge – nous étions encore bronzés, deux ou trois ou six semaines plus tôt, la mère (notre mère) nous exhortait à venir nous baigner, à midi en bas de l’avenue, ce seraient les dernières fois, venez les enfants – on traînait les pieds, un peu, mais j’ai toujours aimé aller à la plage, j’aurais voulu y rester toujours mais il fallait me faire sortir de l’eau –

 

8. mardi 24 mars 2020 (en sécurité nulle part)

il y a le passé et il y a l’avenir – est-ce qu’on en a vraiment quelque chose à foutre de cette saloperie ? on nous enjoint de penser aux autres, et si les nôtres venaient à mourir ils nous laisseraient seuls et confinés – il y a des jours où il y aurait de quoi se mettre en colère, en rogne, en furie – il y a des jours où il vaudrait mieux pas : on devrait avoir la possibilité de hurler dans les rues – ici le monde est calme – il arrive qu’une voiture passe – un camion et sa remorque – un tracteur muni de ses outils d’épanchement d’intrants – il semble que j’utilise le même effet que JS dans « L’homme heureux » avec ces tirets à n’en plus finir – retrouvé un texte nommé « le seuil » je ne sais pas bien à quoi il correspond (« on devrait correspondre puisque tu me corresponds » : c’était une chanson du juke-box – j’en avais la cassette dans la voiture au siècle dernier – il passait aussi « les Princes des villes » – non, la voiture était rouge, je l’ai vendue en euros) – les choses restent : parfois on se souvient, parfois le monde s’ouvre et on les oublie – le truc pèse sur nos vies, on les aime tant ces vies – la radio je l’éteins, les questions des journalistes sont immondes ; le journal me fait moins de mal et me cause moins de blessures mais il faut aller l’acheter (est-ce que c’est essentiel ?) ; sur la vitrine de la boulangerie, une affiche jaune écrite en noir indique au format paysage que mercredi vers je ne sais plus quelle heure (fin d’après-midi) les cloches sonneront afin que chacun puisse se recueillir et prier – est-elle apparue ce matin je n’en sais rien ;

l’ordure radiodiffusée ce sont des éditions spéciales, elles le sont toutes, des journaux, cette espèce de frétillement qu’on perçoit dans les voix des animateurs qui sont en phase « historique » cette abjection qu’ils ont de projeter – si nous étions seuls ? si nous ne les entendions pas ? si nous n’avions pas jeté la télé ?

peut-être ce « seuil » était quelque chose d’un atelier d’écriture – je n’ai pas pris ces livres en partant, je n’ai pas pensé non plus à prendre des lunettes de rechange – celles données par mon ami de cinquante ans qui est parti un dix huit novembre, qui me les avait données un moment avant – les deux verres de champagne pour célébrer nos cinquante années d’amitié – la pizza commandée, en septembre – et ses soixante cinq balais – les difficultés pour trouver ces cinquante cinq jours – comme ceux de Pékin, comme ceux de Tunis d’un de mes cousins – mais qui étaient eux-aussi durant cette même période : Aldo Moro était retenu prisonnier depuis le 16 mars – je mettrai « le seuil » quelque part – sans doute pendant le week-end ateliers ou quelque chose de ce genre – les livres, ses lettres en folio, celui de Anna-Laura Braghetti,celui de Leonardo Sciascia, les autres encore, sont restés dans la bibliothèque – je les retrouverai, mais peut-être était-ce là l’occasion de dérouler cette histoire contemporaine, à peine ternie oubliée peut-être (pas par moi en tout cas) – j’avais la Horde d’or aussi, massive et à l’Éclat si je me souviens –

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1 Comment

    nous vivons tous différemment mais tous la même chose et le disons ou jouons les idiots à la surface mais pour le dire aussi à notre façon et vous ajoutez ce qu’il faut de détails concrets pour ajouter des petits sourires de surface pour que nous survivions