Pendant le weekend

Vases Communicants décembre


Pendant le week-end a le plaisir de recevoir pour ces Vases Communicants de décembre Louise Imagine, tandis que celle-ci accueille Piero Cohen Hadria sur son blog, « Il pleuvra demain« . 




Je me souviens de ces amas de tôles et de ferrailles. Difficile d’enjamber, ne plus savoir par où passer, tous ces obstacles à contourner. Caddies rouillés, jouets démembrés, automobiles dépecées, laissées carcasses vides ensevelies sous la poussière, plastiques crevés s’élevant spectres pâles dans le vent lourd. Je me souviens des cailloux sous mes talons hauts. Cailloux coupants et acérés qu’il est impossible d’éviter, roulant sous la semelle, blessant le pied, équilibre précaire, et pourtant pas d’autres choix que d’avancer.
Je me souviens de la nuit froide et dense, de cette nuit mordante corps entier anesthésié. Phalanges bleues joues écarlates, serrer fort l’écharpe contre mon cou, serrer fort le manteau contre ma peau. Profiter des pâles lumières pour ne pas trop se perdre, laisser derrière soi les scintillations vaines d’une ville mourante asphyxiée par ses propres déchets. Plisser les yeux, chercher point de repère au loin, tenter de retrouver…

Je me souviens d’être tombée, butant sur un invisible obstacle une racine morte peut-être ou un de ces innombrables objets abandonnés, chute en avant, vertige, mains et genoux écorchés, collants troués, se relever, meurtrie un peu plus encore, et avancer.

Je me souviens du lieu comme si c’était hier. À côté du grand pont aux arches métalliques, ce pont enjambant le Fleuve Noir, reliant la vieille ville décadente à la nouvelle cité. L’espérance d’une vie neuve pour chacun de nous. Immeubles somptueux, immenses, surplombant la vallée, et élevant l’Espèce au-dessus d’une terre rongée par la pollution. Tu m’y avais amené un jour que nous n’étions pas pressés, un de ces jours rares, où nous pouvions profiter de la présence de l’autre pour raconter.
Je t’avais suivi sans poser de question, écoutant le flot de paroles agitées qui sortait de ta bouche, consciente que ce jour-là, par-dessus tout et même si je ne comprenais pas, il était vital de te laisser parler. Tentant tant bien que mal de t’apaiser, j’avais pris ta main dans la mienne, ta main de petit frère devenu grand, trop grand, plus grand que tu ne le supportais. Ta main d’enfant refusant les lourdes responsabilités que l’on t’imposait.
Après presque deux heures de marche, tu avais fini par brusquement t’arrêter là, exactement là, à deux mètres à droite du bord du pont, visage grave fixant le sol rouge, saturé de métaux. Tu avais tendu un doigt accusateur vers le bas. Je n’avais pas d’autre choix que regarder… Mais quoi ? Une terre un peu plus humide à cet endroit là, peut-être, qui semblait avoir été retournée… Rien ou presque. Troublée, je te dévisageais, cherchant à savoir le pourquoi de cette longue marche, de ces mots dont je ne parvenais pas à reconstituer le fil.
 
« Si un jour il arrivait quelque chose de grave, je veux dire VRAIMENT grave, c’est ici qu’il faudra chercher »
Je me souviens que ta voix avait résonné longtemps dans le silence. Je n’avais pu quitter des yeux cet amas de cailloux insignifiants, même lorsque tu avais soudainement tourné les talons, comme un désespéré fuyant sa prédication.
 
Je me souviens de ma confusion à cet instant précis et les jours qui suivirent, confusion qui finit par s’apaisser puis disparaitre au fil des mois et des années.

Je me souviens de tout cela. Avec une douloureuse acuité. Maintenant que je cherche. Que je n’ai plus d’autre choix que de chercher…




Texte Louise imagine, photo PCH

Les autres Vases Communicants de ce mois-ci sont ici, merci à Brigitte Célerier.  

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