Pendant le weekend

Sur le bureau #18

Lorsque je n’avais pas dix ans, me rapprocher de l’an deux mille (j’en aurais alors quarante sept) me semblait impossible, sans doute était-ce trop loin, trop éloigné, un temps et un espace incommensurable, et je descendais la rue sur mon petit vélo rouge en attendant de voir dans le ciel un avion auquel j’aurais adressé un signe, y croyant voir, y voulant voir, ma tante et lui disant « au revoir, reviens vite, reviens au moins ». Il y avait cette attitude aussi chez ma grand-mère (elle était la mère de cette tante dont je parle aujourd’hui comme j’en ai parlé hier et avant encore) qui lors du départ vers quelque vacance, dans les années quatre vingt, jetait derrière l’heureux voyageur le contenu d’un verre d’eau dans lequel elle avait mis une pièce de monnaie. Je ne sais exactement pourquoi ces choses reviennent ici alors que je voulais parler de tout autre chose, mais « cela n’importe pas » comme disait l’autre (cet autre-là, c’est Jacques Brel) ce qu’il faut c’est continuer à regarder devant soi et continuer à photographier ce que la ville nous donne.

Chantier du faubourg

Il y fait froid encore. C’est avril, pourtant, on chercherait sans profit un coin de douceur sur une terrasse (de nos jours, on chauffe les terrasses des cafés afin que les nicotinomanes -dont je fus- puissent s’abandonner à leur vice tout en consommant – quatre euros et demi le demi steuplé). Paris.

L’autobus 63 au coin du terminal des autobus qui vont à Orly. Sur cette image, en haut gauche cadre on voit l’appartement où vivait monsieur de Givenchy, tout en haut, rue Fabert, là où le concierge (étrennes : un mois de salaire, excusez du peu) un jour fit un faux pas sur le toit du petit pavillon et tomba, mourut d’un coup.

Je garde le cap, je garde l’espoir.

Nous étions allés voir ce western de Quentin Tarantino,  au studio 28, à Montmartre. En y allant, par la ligne Nation-Barbès-Etoile, on passe au dessus des voies de chemin de fer des gares de l’est et du nord. J’y prends des photos. Ce soir là, une femme s’est cachée (elle n’est pas à l’écran, pourtant), il a fallu la rassurer, non elle n’était pas dans l’image (et d’ailleurs l’image était ratée).

En revenant, on double le Louxor. On a passé Anvers, funiculaire, Montmartre l’ordure de monsieur Thiers. Paris ville musée, oui, rue Lauriston, hôtel Lutétia, les ministères, les boulevards où on aime se promener, apercevoir des yeux angéliques, Paris comme on l’aime.

Il y fait froid, cependant.

Il y a dans le métro, souvent, toujours, des gens, des personnes qu’on ne capture pas parce qu’elles vous impressionnent mais seulement parce que quelque chose détone : là une chaussure, rouge, pour une autre bleue, ici une bague

là une chevalière

le col blanc, la cravate àlak et surtout la sacoche (capturé porte de la Villette, ce doit être un banquier : à la station Ella Fitzgerald du tramway nouvellement inauguré -T3 on dit- on a droit -comme à toutes les stations – à une petite musique en passant devant les grands moulins de Paris réhabilités  en succursale bancaire), clopo briquet – tramway dans 3 minutes, juste le temps – stress – maladies cardio-vasculaires.

En face se tiendra le nouvel auditorium (promis par tonton, foutu à la trappe par le suivant et repris en main par le minuscule, inauguré par le suivant : enfin les choses changent…) (oui, les choses). La photo est prise de l’autre rive du canal. Travail, agissements des « ressources humaines », mises au placard, licenciement et virer les plus faibles, les plus fous, les plus démunis.

Nature morte.

Les grands travaux, du temps des débuts de cette chose qui se nomme bibliothèque je me souviens des empoignades, je me souviens du directeur de l’époque, à Austerlitz, et je vois qu’aujourd’hui, on y programme une exposition sur un penseur magnifique qui agonisait le spectacle de cette consommation abjecte, et je vois que cette même institution (elle se trouve, pour un de ses « sites » sur le bord du fleuve, rive gauche, quai de la Gare) se permet d’escroquer les auteurs, dont certains sont mes contemporains. Ce téléscopage de la même firme pour la trahison (au nom de quoi ? de la finance ? de la toute puissance du bien public ?) des écrivains, des auteurs, de ce pour quoi elle a mandat m’inquiète. Me désole. M’ennuie.

le chat est passé trop vite par la porte

Aujourd’hui, il a fait froid sur Paris. C’est à Paris, en cette ville que doucement elle survit, me disant qu’il ne faut jamais cesser de se battre, qu’il faut vivre la vie comme elle vient, je lui porte des roses, elle et ses quatre petites peluches qui lui tiennent compagnie. Paris, rive droite. Je la regarde, je vois le temps est passé, voilà treize années que le troisième millénaire de cette ère a débuté.

Non, rien à voir. J’avais peut-être une dizaine d’années, le froid de la Picardie, le printemps ne viendrait plus jamais.

Ce soir, au dessus des toîts, encore est resté le même ciel

 

 

 

« Sur le bureau » : une série qui reprend les photographies triées d’un fichier où je les entrepose à mesure que je m’en suis servi ailleurs (et pour autre chose peut-être ou pas). Variante d’avril : ce sont des photos du mois qui précède que j’ai reprises. 

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2 Comments

    (houlala je dis, touche touchée le printemps, l’an 2000 et le petit vélo pour y penser, mais moi c’était le froid du Nordpasdecalais, pas si loin, près même, et merci aussi pour tout, et pour les roses, le ciel)

  • Oui, tout n’est pas Palais (de Tokyo) mais les musées récupèrent – c’est leur rôle, sinon la Vénus de Milo en aurait les bras au ciel ! – et les œuvres survivent à leur momification apparente.

    Merci pour le lien vers le Louxor.

    Pour Debord, on ne lui a pas demandé son avis (sa veuve veille et Racine est reconduit dans ses fonctions), pour Roussel non plus, et sa petite roulotte j’ai pu l’imaginer ailleurs que derrière quelques vigiles attentifs aux photographes au vol, l’odeur n’est « fétide » que si l’on y prête attention, il suffit de se pincer les narines ou de s’équiper en conséquence.

    Bien aimé la photo « nature morte » : les fantômes laissent parfois traîner leurs habits.