Pendant le weekend

Vases Communicants #56

C’est avec grand plaisir qu’on reçoit Giovanni Merloni pendant le week-end, pour ces Vases communicants de Mars, tandis qu’avec son extrême gentillesse, il accueille sur son blog, « Le Portrait Inconscient » Piero Cohen-Hadria. Qu’il en soit chaleureusement remercié.

 

 

« Gênes pour moi »

En accueillant très volontiers la « provocation » de Piero Cohen-Hadria pour ces #vasesco de mars 2015, je suis vraiment heureux de cette occasion de me plonger dans le souvenir de Gênes… cette ville qui secrètement m’appartient, que je ne connaîtrai jamais jusqu’au bout et que j’aime pourtant sans réserve. Je ne pourrai pas en dire tout ce que j’aimerais en expliquer, en décrire, en raconter… Je me bornerai à des images, forcément fragmentaires, comme le sont les belles photos que Piero m’a envoyées… Parfois, nous passons de moments importants de notre vie dans des endroits uniques sans avoir pourtant le temps ni l’envie de fixer leurs merveilles dans des images, physiques ou virtuelles…

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En Italie, c’est Gênes la ville qui incarne au plus haut degré mon idée de liberté.

D’abord, la liberté physique, lui venant de la mer. Il suffit de regarder à la volée deux autres villes de bord de mer, comme Venise ou Naples pour voir la différence. Naples et Venise représentent pour moi des endroits à prendre ou à laisser, où l’on te demande de t’y effondrer avec toute la tête, avant d’y vivre sans jamais pouvoir envisager d’en sortir, par une voie de fuite quelconque. Si voir Naples c’est mourir d’un coup pris par un gigantesque filet avec les thons et les mulets dorés, Venise t’emprisonne par mille hameçons formant un diabolique écheveau…

Contrairement à ses rivales, Gênes n’a pas du tout l’intention de tisser des subterfuges pour nous capturer en nous obligeant à descendre de cheval. En passant, nous ne voyons que cette statue de la liberté en guise de Lanterne qui bouge, en éventant son propre étendard rouge et bleu…

Si je pense à Gênes les yeux fermés je vois un tunnel noir qui se fraye un chemin tortueux dans le corps d’une montagne à pic sur la mer. Un parcours assez pénible et même dangereux, marqué par l’alternance frénétique du beau des petits villages de la côte et du laid des géants industriels abandonnés ou des amas de maisons à plusieurs étages les unes sur les autres… Tout en suivant l’aiguille pointue et le fil se faufilant dans cette étoffe — ô combien humaine ! — on a l’impression que la ville de Gênes avec ses rues étroites et ses petits havres de lumière et de paix n’existe pas. Et pourtant elle existe, elle résiste, elle nous apprend toujours quelque chose. Elle a été un jour le plus important port d’Italie, un de plus prestigieux ports de la Méditerranée et elle reste sans doute notre plus belle porte vers l’Europe.

Il m’arrive souvent, dans un flash, de voir l’Italie abandonnée à plat ventre dans la mer… La chaîne des Alpes ressemblant à une chevelure ébouriffée ; la chaîne des Apennins en guise d’épine dorsale ; la Sicile comme un boulet accroché au pied… Dans cette image fuyante, je reconnais un nageur maladroit aux mouvements lents… Au creux de son bras gauche, plié… (c’est justement le bras gauche, parce que le nageur est vu de dos : il a le visage enfoncé dans la vallée du Pô) la ville de Gênes participe activement à cet effort spasmodique de l’Italie de rester en équilibre, à la surface bouillonnante de la Méditerranée…

Je pense souvent à cette image, à ce bras plié… tendu en même temps vers ce côté indispensable de l’Europe que représente la France… Je songe à la ville linéaire et métropolitaine qui fait de Gênes la plus longue ville polycentrique d’Italie et peut-être d’Europe… Et pourtant je dois constater que cette ville sociable et accueillante, ornée de ce nom noble et retentissant… elle restera toujours en retrait, inconnaissable et inconnue.

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« Gênes pour nous » par Paolo Conte est une chanson qui a marqué une époque : un hommage primordial à la glorieuse école buissonnière de la chanson génoise qui dialoguait spontanément et sans complexes avec la chanson française contemporaine. Ici, le grand chansonnier d’Asti se souvient de son arrivée à Gênes depuis la campagne, c’est-à-dire les collines du Piémont dominant la côte. Pour lui aussi, Gênes est une immense, merveilleuse et fatale inconnue.

Et voilà la contradiction poétique que j’aimerais fouiller un jour. Comme le dit le tribut de Paolo Conte, Gênes est tellement encastrée dans la géographie de notre pays que sa voix ne pourra jamais passer inaperçue… Tout le monde l’entendra chanter continûment dans son coeur. En même temps, Gênes pourrait être la championne parmi toutes les villes invisibles de Calvino, la plus recherchée… Celui-ci a d’ailleurs vécu son enfance et sa jeunesse juste à côté, en cette Sanremo des chansons et des fleurs, toujours en train de dialoguer avec son chef-lieu de la même race… Une ville qui écoute, parle et chante, tout en agitant le drapeau d’une Italie qui a existé et qu’on voudrait toujours voir renaître : l’Italie insoumise de Colomb et de Mazzini… Et pourtant, cette ville rieuse et frénétique reste toujours une ville invisible…

Pour ma famille aux origines italiennes multiples, mais coincée depuis un demi-siècle dans l’immobilité de Rome, le déménagement de ma soeur Barbara à Gênes, en 1977, ce fut un nouveau souffle de liberté, s’ajoutant à celui dont j’avais moi-même profité cinq années auparavant, lors de mon installation à Bologne. Même si plus petites et provinciales vis-à-vis de Rome, Bologne et Gênes étaient beaucoup plus civilisées, elles avaient au moins vingt ans d’avance. Si Bologne, sérieuse et fourmillante d’idées, représentait alors une véritable alternative politique et même un mythe, Gênes affichait sans complexes les contradictions d’une réalité « séduite et abandonnée » par une industrialisation trop rapide et tout à fait indifférente à l’environnement… Un passage traumatique qui laisse pourtant des traces importantes. Ici, dans un des trois pôles du « triangle industriel » qui avait produit (avec Milan et Turin) le boum des années 1960, demeurait une classe  ouvrière généreuse et combative avec sa culture orientée vers le progrès et la défense acharnée des droits humains et de la société.

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Mais, il y a aussi d’autres raisons qui sont aussi importantes pour moi. Voulez-vous savoir de quelle façon j’aime Gênes et tous les endroits comme Gênes ?

J’aime les « points limites », les endroits extrêmes où l’on se sépare de quelqu’un toujours très ou trop important pour nous, tellement important que nous avons le sentiment déchirant de nous séparer d’une partie essentielle de nous-mêmes, que celui-ci (ou celle-ci) nous arrache pour l’emmener ailleurs, pour toujours. Gênes est un port, une plage, une ville aristocratique, une ville populaire. Toutes ces réalités et ces âmes cohabitent dialectiquement et parfois dramatiquement. Mais c’est une cohabitation où chacun est nécessaire à l’autre, la plage battue par le vent et le port industriel, tout comme les quartiers différents qui se vissent l’un sur l’autre profitant de la verticalité, du soleil et du vent.

Un port est une gare où ce n’est pas indispensable que quelqu’un siffle au départ.

Une plage est un lieu où l’on fait connaissance et l’on se dit adieu avant de partir.

Une ville à pic sur la mer peut se réduire à une fourmillante coulisse. La coulisse d’un salut extrême, d’un rendez-vous dont notre vie dépend. Dans cette plage cachée par le trait net du viaduc surélevé coupant le regard comme une flèche, pourrait errer maintenant un amoureux malchanceux en train de pointer contre sa tempe un pistolet chargé à salves. Et pourtant Gênes ne me semble pas adaptée à la roulette russe. Au contraire, elle est peut-être l’endroit idéal pour le jeu de la roulette française : noir ou blanc ; pair ou impair ; haut ou bas ; guerre ou paix. D’ailleurs, à Gênes on ne ronfle pas. On ne dort pas. La vie, dure ou molle, est toujours dérangée par un bruit de fond, se mêlant au bruit de la mer et du vent sur la mer…

Giovanni Merloni

P.-S. Si je devais faire un exercice de diction ayant pour sujet la ville métropolitaine de Gênes je m’amuserais à débiter la liste de ses bourgs et faubourgs léchés par la mer qui gicle et menace : Savona, Voltri, Pegli, Sestri, Sampierdarena, Nervi. Recco, Camogli, Rapallo, Portofino, Sestri, Chiavari, Lavagna, Moneglia, Deiva, Levanto, les cinq terres de Monterosso, Menarola, Vernazza… La Spezia, Lerici, Portovenere… Je suis sûr qu’il y a de l’exactitude dans le désordre de cette liste : une séquelle de merveilles qu’il faut découvrir abandonnant la hâte du passant pressé et névrotique. Des trésors que tout le peuple génois aime profondément et défend tout comme sa propre liberté. Je n’oublierai pas que Gênes a été le théâtre de plusieurs drames lors d’attaques plus ou moins évidentes à la démocratie et à la liberté, la dernière en occasion du G8 de 2001. Même dans les situations les plus difficiles, les Génois ont su réagir avec un esprit éveillé, courageux et intransigeant…

 

Texte : Giovanni Merloni, images : Pierre Cohen-Hadria.

Lers autres vases communicants sont ici, recensés par Angèle Casanova : nos remerciements pour tout ce travail (et une pensée vers Brigitte Célérier). 

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4 Comments

    J’ai passé un soir de Nouvel An à Gênes, c’était extra. Mais je n’ai pas eu le temps de visiter la ville : tu combles ainsi ce que j’en devinais un peu mais ta connaissance est charnelle !

    Belles photos de l’ami Piero (ça fait italien aussi, ce prénom !).

  • Toujours rêve de cette ville … en entrant plus profondément dans son esprit et son histoire, tu fais grandir mon desir

  • Envie de faire mon sac tout de suite… Retrouver la mer… Ville des points limites, me demande qu’elles sont mes villes invisibles amitiés à tous les deux franck

  • Et finalement, là où il y a Gênes, il y a plaisir ! Beau boulot Giovanni, comme d’habitude !!