Pendant le weekend

Travailler

Ce qu’il s’agit de faire ici, depuis le début je suppose, c’est de rendre compte d’une certaine activité que je mène, professionnelle autant que personnelle : les deux vont ensemble, je ne suis un professionnel de la profession que parce que je m’intitule tel, je ne m’autorise, comme disait l’Autre, que de moi-même. Je prends la parole, j’écris et fais quelques photographies qu’ensuite je trafique (j’aime ce mot, non pas trop pour Tati – mais cette référence ne me déplaît pas –  mais plus pour la double négation que j’impose à la vérité ou à la réalité de la photo : un masque sur un autre masque).

Et mon travail m’a amené à proposer de s’intéresser aux publics de cette manifestation intitulée d’une question : « le travail, c’est la santé ? ».

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Il s’agit de distribuer des questionnaires que les spectateurs de films rempliront ensuite, durant le débat le plus souvent, qui suivra la projection. De les recueillir, de les saisir et les analyser. On en a déjà rendu compte ici.

Ce samedi, un film de Catherine Pozzo di Borgo intitulé « les Vaches bleues » était projeté : ces animaux virent, un jour des années 80, leur poils devenir bleu. Personne ne comprit cet étrange et soudain changement de ton. Puis, quelques jours plus tard, ces vaches moururent. Alors, se posèrent des questions. Une sociologue (Annie Thébaud-Mony) mena une enquête.

A quatre pas d’ici, une usine de produits chimiques, sise à Salsigne jouxte une mine d’or.

Dans cette usine furent dénombrés de nombreux cas de cancer du poumon : il ne fallait pas y voir de rapport de cause à effet, le cancer du poumon s’abat sur les personnes qui usent et abusent du tabac, c’est bien connu, donc les ouvriers et les mineurs atteints en seraient pour leur frais de succomber à leur vice. Point.

Seulement certains ne fumaient pas de tabac. Ni ne buvaient d’alcool, et étaient pourtant atteints. Enigme s’il en est…

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On se bat, on réunit des pièces, on constitue un dossier : la mine continue son exploitation, l’usine continue à se servir d’arsenic, les gens meurent de leurs cancers, et on indemnise cyniquement (et peu) les veuves.

Il s’agit de batailles qui ont lieu ici ou là. Le travail, qui ruine la santé de ceux qui le servent, n’est jamais une cause de mortalité précoce : seulement les faits sont, un peu, têtus. Les statistiques indiquent, par exemple, que l’espérance de vie d’un ouvrier est de 7 ans inférieure à celle d’un cadre. Ici, en France. Les statistiques, souvent, ne veulent rien dire, et celle-ci en particulier (citée samedi après midi, par Cyrille Delpierre, épidémiologiste à l’Inserm) est dans le même cas, elle ne veut rien dire mais elle informe sur un état de fait. Le travail use. Plus vite certains que d’autres, simplement.

Si on en veut des preuves, on pourra se remémorer les suicides qui ont eu lieu, comme une « mode » (selon le mot excellent de son P-DG, monsieur Lombard), dans certaine entreprise de télécommunications. Ceux retracés dans ce livre, dans certain centre de recherche automobile.

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(Paul Moreira, Hubert Prolongeau, Travailler à en mourir, quand le monde de l’entreprise mène au suicide,Paris, Flammarion collection Enquête, 2009)

Juste pour une tentative d’édification des jeunes qui arrivent sur ce qu’on aime nommer pour eux « le marché du travail » (parce qu’on aime à y voir sa « main invisible », à ce marché-là), qui s’y font exploiter par des stages indignes (le stress est déjà au rendez-vous), afin de pouvoir prétendre à un « contrat à durée indéterminée » : un sur deux aura cette chance.

En France (nous vivons dans un des pays les plus développés du monde, nous jouissons d’une sécurité sociale, certes mise à mal  et lorgnée par les intérêts privés, mais qui reste encore, et depuis la fin de la deuxième guère mondiale, un bien public), en France donc, chaque année, 320 000 nouveaux cas de cancer sont recensés. Bien sûr, tous ne sont pas dus au travail : mais que dire du fait que 1500 cas soient reconnus être advenus par cette cause ?

Et que dire de la sous-traitance, de l’intérim, de « l’externalisation » ou de « l’essaimage » ?

travailler1(Annie Thébaud-Mony; Travailler peut nuire gravement à votre santé*, Paris, La Découverte, 2007.

*Sous-traitance des risques; Mise en danger de la vie d’autrui; Atteintes à la dignité; Violences physiques et morales;  Cancers professionnels)

En France, employés et entreprises s’unissent pour que, sur chacun des salaires versé à quiconque, revienne quelque chose comme 35% de ce salaire brut à la Sécurité sociale (bien commun, comme la Poste – bientôt privatisée- , comme l’Education Nationale – un bonjour particulier aux professeurs de Sciences économiques et sociales, ainsi qu’à ceux d’histoire-géographie – ,  ou comme la justice, les hôpitaux ou l’armée).

En France, les cancers sont traités, les personnes souffrent, leur vie se termine parfois dans certaines souffrances, parfois atténuées.

Mais la conclusion de ce dernier débat a été que vingt ans se sont écoulés depuis ces « vaches bleues » et que rien n’a changé. Rien.

Alors, évidemment, il s’agit là de quelque chose de révoltant. Evidemment, on aimerait faire plus et mettre en évidence que le travail, au fond, non, ce n’est pas la santé, mais qu’il nous conduit plutôt plus vite vers la mort. On aimerait aussi, par exemple simplement, que, au lieu d’organiser un énorme débat sur « l’identité nationale » (qui, certes, peut intéresser certains – pas moi), on se penche sur les conditions de travail (qui intéressent tout le monde). On aimerait un peu de discernement. On aimerait simplement que soit prise en compte la souffrance et la peine de ceux qui donnent leurs vies uniquement pour la gagner. Ou qu’il y ait un peu plus de sept mille inspecteurs du travail, soit un pour 3000 à 4000 salariés, afin que la législation du travail soit un peu plus respectée…

Au lieu de quoi, en France, on préfère taxer les revenus des accidentés du travail : ce n’est qu’une question de politique, au fond.

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5 Comments

    Les cas d’hommes et de femmes bleuies par le travail, (chantiers navals, construction, alimentaires, etc… bureau, amiantes en tout genre, ondes de toute taille), sont tellement nombreux qu’il n’est pas une journée sans que la ritournelle du story telling ne nous soit matraquée pour nous détourner -encore un peu plus – de nos temps de vie disponible. H

  • Des gens arrivés au bout du rouleau. A force d’être pressés, encore plus et toujours. Jusqu’au jour où ils n’ont plus rien à donner, pas même une dernière et minuscule goutte.

    A chaque changement de direction ouà chaque nouvelle stratégie, on ne leur demande pas leur avis. Et si on l’avait fait, qu’auraient-ils pu répondre ? Je n’en peux plus, je suis arrivé fatigué… trop fatigué.

    Pas le droit de se plaindre car combien de fois ils entendent « par les temps qui courent, c’est déjà bien d’avoir un travail ». Et puis, il y a le prêt de la maison à rembourser, la voiture qu’il faudra bientôt changer… Alors, ils ne peuvent pas le dire. Et le dire à qui ?

    Ils doivent s’adapter, acquiescer, aller toujours plus loin, repousser les limites. On leur impose plus de résultats, plus de flexibilité et plus de chiffres. Donner plus et pour tout. Nouveaux manageurs, nouvelles méthodes … un peu plus de stress et de pression.

    Quand ils passent à l’acte, certains évoquent une fragilité psychologique, un état moral comme si l’Homme était prédestiné à subir, à encaisser de telles tensions. Car « on ne peut mettre fin à ses jours à cause du travail ». Les sociologues parlent de burn-out ou d’épuisement professionnel, de l’entreprise qui ne considère plus la personne comme un individu à part entière.

    Des gens comprennent cette situation : des collègues ou d’autres personnes qui bossent dans une autre boîte. Et peut-être qu’eux aussi, ils se demandent combien de temps ils vont pouvoir tenir, une journée, un mois, peut-être un peu moins.

    C’étaient juste des personnes qui travaillaient et qui le lendemain sont devenues un nombre dans des statistiques effroyables.

  • Je trouve que le plus aigu, c’est de se rendre compte que l’individualisme, prôné ici comme l’une des qualités les plus enviables et les plus recherchées du monde moderne, est bien ce qui nous plombe : l’union, le syndicat, le groupement, l’association, ne suffisent pas à combattre cette forme d’atomisation. Et pourtant, sans eux, rien ne se peut…

  • Aujourd’hui, ou hier, cette info sur la création d’un prêt à taux zéro pour permettre aux plus démunis de se soigner. Comment faut-il recevoir cette information ?
    H

  • […] un livre que j’ai lu pour des raisons professionnelles : je travaille sur (ou à) la souffrance au travail. Il en est de mon métier disons : ce n’est ni nouveau ni agréable à regarder en face. Mais […]